Nous le savons tous, le Covid a fortement impacté notre façon de vivre, mais aussi de voir le monde. Le temps s’écoule différemment, alors que nos projets sont mis en pause. Nous devons apprendre à nous adapter à cette nouvelle temporalité , à une certaine monotonie qui s’engouffre dans nos vies. Nous entrons actuellement dans une phase réflexive où l’on doit se questionner sur le futur qui nous attend, afin de le rendre meilleur. Les premiers concernés sont la jeune génération, qui se bat pour donner du sens à sa vie, pour garder le cap. Alors que la précarité étudiante est de plus en plus importante, que pensent les jeunes artistes durant cette crise sanitaire et existentielle que vit le monde ?
Pour me répondre, j’ai eu la chance de pouvoir interviewer trois jeunes étudiants inscrits dans le monde de l’art : Kate Bonner, Pierre Touré Cuq et Salomé Mercier. Ces jeunes artistes aux parcours différents ont pu partager leur vision de l’art, comment il s’est retrouvé au centre de leur vie, et ce que le futur leur réserve.
Pouvez-vous me présenter votre travail ?
Pierre : J’opère un mélange entre différentes temporalités et je conçois mes objets uniquement par rapport à l’image mentale que je m’en fais. Je travaille majoritairement en sculpture, mais je n’ai pas de médiums imposés. Mes objets sont liés à des repères qui représentent des images connues aux yeux du spectateur. Mon travail est très visuel. Il s’attache à différents sujets tels que les rapports d’autorité et de violence, la dangerosité, la notion de temporalité, de vie et de mort… Des questions existentielles qui soulèvent des angoisses tout au long de notre vie.

Salomé : Je travaille principalement l’écriture, à travers des textes lus et performés, mais aussi affichés dans l’espace public. Les questions qui se retrouvent le plus dans mon travail sont celles du corps et surtout de la place du corps dans le processus d’écriture, en tant que support, outil, mais aussi objet d’expression, et puis celles du rapport entre l’intime, l’intérieur et l’autre, l’extérieur. J’ai aussi un engagement féministe important qui se ressent dans mon travail et dans la façon dont j’explore mon rapport à mon corps.

Kate : Je combine mes deux matières favorites, l’art et la technologie, afin de créer un art interactif. Mon art est coloré, et mes médiums préférés sont la peinture sur toile, les logiciels graphiques et le coding ; mais je m’essaie aussi à différentes choses comme la craie par exemple. Mon art traite d’une vision de la force féminine et capture la beauté fugace des instants de la vie.

Quel est votre parcours d’études ?
Salomé : J’ai fait un bac scientifique. Je ne pensais pas vraiment être assez « artiste » pour prétendre à des études d’art. Puis j’ai fait un an de prépa aux écoles d’art, pensant me tourner vers la restauration d’art. Je suis rentrée aux Beaux-Arts juste après en réalisant que ça m’offrirait un cadre d’études très particulier et très libre, très expérimental, et je suis aujourd’hui en troisième année aux Beaux-Arts de Nîmes.
Pierre : J’ai tout d’abord fait un bac économique et social, puis un an d’Histoire de l’art à la faculté de Bordeaux. Ensuite, je me suis dirigé vers l’École supérieure d’art du Pays Basque où j’ai étudié pendant deux ans. Je suis actuellement à l’ENSA Villa Arson de Nice pour les deux prochaines années.
Kate : J’ai commencé mes études aux États-Unis à l’Université de Georgetown, Washington D.C dans le domaine de la physique avec deux sous-spécialisations en art et en français. Puis j’ai décidé de me lancer vers un master à Paris dans le domaine des nouveaux médias transdisciplinaires.
Quels sont vos projets ?
Pierre : En mai, je partirai en Italie dans la ville d’Assise, pour faire l’apprentissage de la sculpture du marbre avec monsieur Matteo Peducci.
Kate : Trouver un travail. J’ai envie d’explorer l’interaction poétique de la physique et l’art par rapport aux nouvelles technologies dans l’industrie. Je souhaiterais utiliser la technologie dans le but d’expression significative, dans une entreprise où je puisse collaborer avec les autres.
Salomé : Je pense demander à préparer un doctorat en recherche et création. J’ai un travail artistique qui consiste surtout à faire de la recherche et pour moi ce serait une suite logique de continuer dans la recherche, avant de me lancer dans le milieu de l’art. C’est aussi un milieu complexe, et après avoir eu mon master à 22 ans, je ne me vois pas encore me lancer directement dedans. Après, j’aimerais travailler comme critique d’art et écrivaine, si je ne change pas de direction d’ici là.
Le Covid a-t-il influencé vos projets ou la façon dont vous créez ?
Pierre : Je travaille habituellement en volume. J’ai donc eu des projets que je n’ai pas pu faire faute de moyens techniques. J’ai dû arrêter de travailler d’une certaine façon, prendre du recul sur mon travail pour le comprendre, et saisir comment j’allais travailler ensuite. Ma pratique est restée la même, elle s’est juste précisée au fil du temps.
Salomé : Généralement, c’est ce que je vis et fais au quotidien qui me donne des idées et des envies de projets. Forcément, le Covid limite beaucoup les inspirations extérieures. Finalement, mon travail s’est refermé sur des sujets personnels et plus intimes qu’avant. Le fait de rester seule avec soi-même force à réfléchir, à faire un travail d’introspection, à prendre du recul sur ses projets habituels. Ce recul forcé a été très désagréable au début : ralentir comme ça et rester là sans rien faire à me poser des questions… Tout ce temps libre m’a naturellement orientée vers une réflexion personnelle, vers des sujets davantage liés à mon identité qu’à des sujets plus universels. Ça m’a aidée à mieux comprendre les questions qui me touchaient et ce dont j’avais envie de parler dans mon travail, mais le stress et l’incertitude liés à la situation m’a quand même beaucoup bloquée pour travailler et avancer tranquillement.
Comment en êtes-vous venu(e) à l’art ?
Pierre : C’est difficile à dire… J’ai toujours pratiqué le dessin, j’ai été sensibilisé à l’art car j’ai vu beaucoup d’expositions dès tout petit, et c’est ainsi que j’ai eu une fascination pour les sculptures classiques. Je suis allé en école d’art sans être sûr de mon choix. Pourtant, j’ai tout de suite compris que c’était ce que je souhaitais faire.
Kate : Moi non plus, je ne sais pas trop. J’ai toujours été en contact avec et pratiqué différentes formes d’art, d’aussi loin que je me souvienne. C’est ce que j’ai toujours fait — c’est comme respirer pour moi, quelque chose que je fais naturellement, sans même y penser.
Quels sont les artistes qui ont eu une influence sur vous et votre travail ?
Kate : Il y en a plusieurs : Chloe Wise, Inès Longevial, Adrien M & Claire B, Fuse*, et Ouchhh. Ils ont des médiums de création différents, tous uniques.

Pierre : J’apprécie beaucoup Philippe Ramette. J’ai découvert son travail au collège en Histoire de l’art, sur un sujet plutôt » bateau « . J’ai saisi après coup que cet art m’avait influencé, que ce n’était pas anodin, mon inconscient ne l’avait pas oublié. J’ai eu plus tard la chance de le rencontrer et de le connaître, ce qui m’a permis d’approfondir cette vision. L’art conceptuel de Douglas Huebler et Claude Rutault m’intéresse particulièrement.

Comment voyez-vous l’art dans 10 ans ?
Pierre : L’art tel qu’on le connaît maintenant est pour moi dans une impasse. Plus ça va, plus il se déconnecte des gens, pour devenir une micro-société que l’on appelle « monde de l’Art ». C’est une micro-société qui n’est plus connectée au monde réel. Je suis contre cette idée qu’aujourd’hui, l’art est créé pour des galeries et pour un cercle fermé. La jeunesse en a marre de devoir attendre l’approbation des anciens, mais marre aussi du mythe de l’artiste qui doit être pauvre pour réussir. L’art a comme possibilité de démolir le conformisme qui s’installe, alors ça devrait être le cas à nouveau. C’est une forme cyclique qui se répète, mais est restée bloquée depuis trop longtemps. L’argent domine le monde de l’art, et ça a toujours été comme ça.
“ En tant qu’artistes, nous sommes à la forme et l’image ce que les philosophes sont à l’écriture. ”
Selon vous, l’art doit-il être engagé ?
Pierre : Pour moi, il n’y a pas de façon exacte de faire de l’art. Il faut juste avoir une certaine justesse entre l’engagement de la personne et son travail, c’est-à-dire la sincérité de l’artiste entre ce qu’il est et son travail. L’artiste doit au moins tenir compte du monde qui nous entoure.
Aujourd’hui, on crée des formes qui s’inscrivent dans la culture. On a besoin de toutes ces formes d’art et de se rendre compte que les formes que l’on crée peuvent avoir un impact sur le monde et notre société. En tant qu’artistes, nous sommes à la forme et l’image ce que les philosophes sont à l’écriture.
Moi, j’aborde des points qui sont inhérents à notre société – tout du moins j’essaie. Je veux être assez large, sans être militant ou imposer ma vision, mais plutôt lancer des discussions et des débats qui peuvent faire avancer les choses. Il en va de même pour l’écologie et l’inclusivité : c’est un débat sur le fond et la forme de l’art. Il y a un certain manque de prise de risque actuellement, on reste dans un politiquement correct qui n’éveille pas assez les consciences.
Être une femme a-t-il été un frein en tant qu’artiste ?
Salomé : Je ne pense pas qu’être une femme soit un frein pour faire de l’art, par contre je pense que c’est un frein pour avancer dans le monde de l’art, professionnellement parlant. C’est difficile de se positionner en tant que femme artiste.
D’un côté tu n’as pas envie d’être ramenée constamment au fait que tu sois une femme, que tu parles forcément de « trucs de femmes » dans ton travail, que tu fais de l’art « qui parle aux femmes », tu as envie d’être considérée comme une artiste tout court.
D’un autre côté, tu ne peux pas gommer complètement le fait d’être une femme. C’est un vécu qui t’influence forcément dans ton travail. Que tu le veuilles ou non, le fait de vivre avec un corps de femme et en se sentant comme une femme, cela influence tes réflexions et ta vision du monde. Et puis, il y a encore énormément de sexisme et de préjugés dans le milieu de l’art : la majorité des étudiants en art sont des femmes, et pourtant, la majorité des artistes cotés et reconnus sont des hommes. Donc forcément, il y a un problème entre la sortie de l’école d’art et le moment où tu arrives à être reconnue pour ton travail.
Moi par exemple, je ne veux pas qu’on m’apprécie et qu’on me propose des projets uniquement parce que quelques vieux mecs à des postes importants me trouvent agréable à regarder. En même temps, je ne veux pas non plus me cacher dans le seul but que mon travail soit vraiment considéré et pour m’éviter des remarques sur mon physique. Déjà en école d’art, tu identifies certains profs qui sont dérangés par les « sujets de nanas » parce qu’ils jugent ça inintéressant et que ça ne leur parle pas; et d’autres qui s’intéressent à nous et à nos travaux sous un angle très sexuel. Le milieu de l’art n’est vraiment pas exempt de sexisme, contrairement à ce qu’on pourrait penser.
Kate : J’ai vu beaucoup de sexisme dans le domaine de la physique, j’ai été souvent moins bien traitée à cause de mon sexe. Mais les freins que j’ai rencontrés dans le domaine de l’art sont venus en majorité des hommes en position de pouvoir sur moi : soit à l’école, soit en entreprise. Je me suis retrouvée dans des situations compliquées où je souhaitais juste travailler et l’on me faisait des avances qui me gênaient.
Et vous Pierre, être une personne de couleur vous a-t-il rendu les choses plus difficiles ?
Pierre : Évidemment. Je dois travailler plus dur qu’un homme blanc, faire plus attention à la façon dont je m’habille… L’image que je renvoie doit toujours être plus soignée. Que ce soit le monde de l’art ou la vie quotidienne, les problèmes inhérents à la société sont toujours présents.
Pour les contacter :
https://www.katebonner.work/work
https://www.pierretourecuq.com
@pierretourecq_
@bonne_arte
@idrinkpaintandcoffee
A lire également : le portrait de l’artiste indépendante Rebecca Terzic, la créativité comme échappatoire
Très intéressant !
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